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Историки Французской революции

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Le silence absolu de mes pré décesseurs aurait pu être influencé par leur manque de volonté de critiquer les vues des participants sovié tiques à cette polémique. Même ceux d’entre eux qui ont travaillé sur la carrière scientifique de quelques-uns des opposants de Mathiez ont préféré passer sous silence ce désagréable épisode de leur activité?. Beaucoup d’entre eux, en dépit des degrés différents d’implication dans cette affaire, ont été quelques années plus tard victimes des répressions staliniennes. On a fusillé Friedland en 1937; Loukine a été arrêté en 1938 et mort en prison en 1940; Daline, Starosselski, Lotté ont été envoyés en Sibérie au cours des mêmes années. En outre, il est bien évident que les historiens soviétiques de l’époque post-stalinienne comprenaient très bien que la sévère critique des vues de Mathiez par leurs pré déces-seurs, et encore plus les accusations politiques injustifié es dont ceux-ci l’avaient chargé, n’avaient pas résisté à l’épreuve du temps. [479]

Regards post-soviétiques

Pour conclure je souhaiterais attirer l’attention sur l’historiographie post-soviétique. Aprns les changements positifs survenus dans l’ancienne URSS et aprns son éclatement, quelques auteurs russes, se référant à la conduite de leurs prédécesseurs des années vingt-trente ou en invoquant leurs discours contre les historiens non marxistes (notamment contre Tarlé) et soulignant leur conception de la dictature des Jacobins (qui glorifiaient Robespierre et approuvaient sans réserve tous les excns de la Révolution française) ont évoqué avec ironie de leur destin tragique lors de la terreur stalinienne[480]. Il me semble qu’ils n’ont probablement pas pris en considération qu’il s’agissait de la mentalité collective d’une génération entinre, au dessus de laquelle s’est dressé progressivement le glaive stalinien.

Quant au silence de mes prédécesseurs, il faut aussi prendre en considération une circonstance importante. Dans les années soixante-quatrte-vingt, la situation en URSS n’était pas favorable à la discussion des positions implacables contre Mathiez dans le cadre des réalités soviétiques des années vingt-trente. Comme à l’époque de la «stagnation», nous nous trouvions toujours sous la domination de l’idéologie communiste, de ce fait les observations critiques de Mathiez conservaient entinrement leur actualité d’une certaine manière. Une seule fois, la critique de Mathiez sur l’atmosphnre politique en URSS dans les années vingt-trente fut mentionnée. Certes on l’a fait, comme dans le passé, avec un ton trns particulier. Dans la biographie de Loukine, Ilya Galkine, son disciple, en s’abstenant de discuter les causes de cette polémique, a, par contre, de avancé de facto des accusations politiques infondées contre Mathiez, en soulignant qu’il n’avait pas donné une appréciation politique équitable à l’activité du gouvernement soviétique, ce qui a amené la rupture de ses relations avec Loukine[481]. N’oublions pas qu’en revanche, le regretté Vladimir Dounaïevski n’a fait allusion qu’à la rupture des relations de Mathiez avec ses collègues soviétiques, qui est demeurée, comme il l’a affirmé, «incertaine jujusqu’à la mort de l’historien français»[482]. Mais à cette époque, il ne pouvait certainement pas entrer dans les positions objectives.

C’est à l’époque post-gorbatchévienne qu’on a pu entreprendre les premières tentatives pour élucider cette polémique. Dans les années quatre-vingt-dix, Dounaïevski devint l’initiateur de la publication en russe de quelques documents qui jetaient une lumière sur cette discussion: il a par exemple réuni les deux lettres inédites de Friedland à Mathiez et de ce dernier à son opposant, datées de 1930, qu’il avait tirées des Archives de l’Académie des Sciences de la Russie, ainsi que in extenso l’article de Mathiez Choses de Russie Soviétique, publié dans les Annales historiques de la Révolution française, dans lequel il a inséré la lettre des historiens soviétiques et la pétition de ses collngues français adressée au gouvernement soviétique en défense de Tarlé[483].

Dans la préface à cette publication, Dounaïevski dresse en bref le tableau de la situation politique en URSS au tournant des années vingt-trente, qui fut la cause du brusque changement d’attitude de Mathiez à l’égard de l’URSS et des historiens soviétiques. En dépit de sa critique réservée à l’adresse des historiens soviétiques qui avaient pris part à cette polémique, Dounaïevski caractérise leur action contre Mathiez de «croisade» et il remarque que le chercheur français avait eu raison de souligner la victoire du dogmatisme dans la science historique soviétique. Quant aux motifs dominants adoptés par les historiens soviétiques lors de cette polémique, Dounaïevski mentionne leurs convictions personnelles, mais aussi le dogmatisme et le conformisme propres à la réalité soviétique de cette époque[484]. Les observations que formulent Alexandre Gordon sont également trns intéressantes; il attire notre attention sur le caractère exclusivement politique de cette discussion, qui n’avait absolument rien de commun avec la science historique. Il met en évidence non seulement l’objectivité de Mathiez mais aussi sa compréhension des particularités fondamentales de la science historique soviétique, celles de son idéologisation et de son désir profond d’être intégrée dans le système du pouvoir étatique[485].

James Friguglietti avait raison de considérer la querelle entre Mathiez et Aulard comme une confrontation entre l’école «officielle», qui soutenait la troisième République, et la nouvelle école à tendance socialiste de Mathiez. «Finalement, Albert Mathiez et ses successeurs à la Société des études robespierristes triomphèrent» écrit-il[486]. Dans le cas de la polémique de Mathiez avec ses confrères soviétiques, on doit souligner finalement l’éclatante victoire qu’il avait remportée. Le temps s’est prononcé en faveur de Mathiez, ayant prédit en 1930 qu’on ne pouvait jamais étouffer la vérité, et que celle-ci ne tarderait pas à émerger ultérieurement, mrme en Russie. Et il n’a d’ailleurs pas hésité à annoncer qu’elle pourrait se venger de lui[487]. La vérité s’est vengée, mais de ses opposants soviétiques.

Libérés définitivement des cha’hes idéologiques, et aprns avoir reçu la possibilité d’interpréter cette discussion de positions impartiales, quelques-uns des chercheurs russes contemporains ont confirmé le fondement des jugements d’Albert Mathiez. Qu’il me soit permis, pour conclure, de mentionner que dans son ensemble, la célèbre des sentences romaines, errare humanum est, convient parfaitement à la conduite des historiens soviétiques.

P.S. Comme mentionné, Vladimir Dounaïevski a publié dans le revue russe Histoire moderne et contemporaine (1995. N 4) la traduction russe de la lettre d’Albert Mathiez à Grigori Friedland, datée du 20 décembre 1930. Or, comme il me semble il y a lieu de présenter à nos lecteurs l’original de cette lettre, dont la copie dactylographiée est également conservée dans les archives de la Société des historiens marxistes auprns de l’Académie Communiste du Comité Exécutif Central de l’URSS (Les Archives de l’Académie des Sciences de la Russie. Fonds 377. Inventaire 1. Dossier 149a).

Lettre d’Albert Mathiez à Grigori Friedland

Paris, le 20 décembre 1930

Monsieur le Professeur,

J’ai publié l’article de M[onsieu]r Bouchémakine sans hésitation. Pour moi, il n’y a pas d’historiens de I-e, 2-e, ou 3-e catégorie. Cette hiérarchie communiste m’est inconnue. Je ne connais que des articles instructifs et des articles sans intérêt. J’ai estimé que l’article de M[onsieu]r Bouchémakine, bien qu’il fût hostile à mes thèses comme aux vôtres, m’apprenait quelque chose et c’est la raison pour laquelle je l’ai publié Vous me dites qu’il a travesti votre pensée. Je suis incapable d’en juger, ignorant la langue russe. Mais vous pouviez rectifier et j’accueillerai toujours votre rectification avec empressement.

En publiant l’article qui vous a déplu, j’ai voulu donner une preuve de mon libéralisme. Je dois même ajouter que M[onsieu]r Bouchémakine, que je n’ai pas l’honneur de conna’tre, m’a envoyé un nouvel article sur les correspondants de Marat. J’ai accepté cet article, bien que je ne sois pas d’accord avec l’auteur sur des points assez nombreux. Mais voilà que M[onsieu]r Bouchémakine, à ma grande surprise, m’envoie successivement deux cartes postales pour me demander de ne pas publier son article. Votre lettre me fait croire qu’on a fait peur au professeur de Kazan et que cette peur a brisé sa plume!

La suite de votre lettre me prouve que vous n’êtes plus capable de voir la vérité dns que votre gouvernement et votre parti sont en jeu.

Vous affirmez comme établies des choses absolument fausses. M[onsieu]r Herriot n’a jamais fait de propagande pour le boycottage économique de votre Révolution. C’est une calomnie ridicule que démentent toutes les paroles, tous les écrits, tous les actes de M[onsieu]r Herriot.

Vous affirmez que M[onsieu]r Tarlé, dont je m’honore d’être l’ami, devait être le ministre des affaires étrangères de la Contre-Révolution. J’ai sous les yeux la traduction française de l’Acte d’accusation dressé par ce Fouquier-Tinville de bas étage que j’appelle Krylenko. C’est sur la foi d’un Ramsine, étrange accusé que la prison a transformé en accusateur et qui n’hésite pas à faire parler les morts, a mis le nom de M[onsieu]r Tarlé (une première fois seul, une autre fois à coté de celui-ci de M[onsieu]r Milioukof) parmi ceux des futures ministres. Et cela vous suffit, à vous qui vous dites historien, pour que vous dites historien, pour que vous considériez M[onsieu]r Tarlé comme coupable. Vous ne songez pas un moment que le misérable Ramsine a pu user de ce nom sans le consentement de M[onsieu]r Tarlé, vous n’êtes pas frappé par l’invraisemblance de ce propos de table, vous ne remarquez pas que M[onsieu]r Tarlé n’est jamais cité une seule fois dans les réunions du soi-disant parti industriel, vous négligez délibérément tous le passé marxiste de l’homme qu’un misérable accuse sans le moindre commencement de preuve. Quiconque est nommé par le dénonciateur est pour vous un coupable! Quand je lis sous votre plume des affirmations aussi monstrueuses, je me dis que la passion politique vous a enlevé tout votre sens critique et je plains la malheureuse Russie.

Dès le premier jour, j’ai pris hautement la défense de M[onsieu]r Tarlé que je sais innocent parce que je connais ses pensées depuis longtemps. J’aurais été un lâfehe à mes yeux si je ne l’avais pas fait. Les débats du procès de Ramsine, la grâce qui l’a couronné m’ont prouvé que je ne me suis pas trompé et qu’aujourd’hui l’innocence n’est plus en sûreté dans votre pays qui gémit sous l’atroce oppression de contre-révolutionnaires peints en rouge.

Ce procès et d’autres qui suivront sans doute ont pour but de dériver sur de soi-disant conspirateurs la colère du peuple russe que l’échec certain du plan quinquennal risque de décha’her.

Les Machiavels qui tremblent en Kremlin n’hésitent pas à violer toute justice pour éviter le châtiment des masses qu’ils redoutent.

Vous osez comparer la situation actuelle de la Russie à la situation de la France en l’an II. Vous oubliez qu’en France la Terreur n’a duré qu’une année et qu’elle dure en Russie depuis 13 ans. Vous oubliez que la Terreur française, si courte qu’elle ait été, a suffi pour faire haïr du peuple de la République et retarder d’un sincle l’avnnement de la démocratie. Vous oubliez que la Terreur française se justifiait par des dangers réels. Le canon tonnait aux frontières. Les complets de l’intérieur n’étaient pas imaginaires. Dans la Russie actuelle, la guerre étrangère a disparu depuis 10 ans. Les complots sont l’nuvre du Gouvernement qui les invente pour faire durer sa tyrannie et accepter mes mensonges. Robespierre rappelait, pour les punir, les Carrier et les autres proconsuls couverts de crimes. Aujourd’hui les Carrier Russes sont récompensés et glorifiés.

Ne mêlez pas la science et le marxisme à une caricature abominable de notre grande Révolution! La science est aujourd’hui en Russie au service du mensonge et le marxisme y est mis en prison dans la personne de M[onsieu]r Tarlé et de bien d’autres, plus illustres, comme Trotsky [sic], Rakowsky, Préobrajenski etc., etc.